Les paradoxes de la justice et de l’égalité ou la tragédie égalitaire
Débats et Opinions
Par Sabine Renault-Sablonière
Après le double crash du Boeing 737 Max (346 morts), le patron de la firme américaine Dennis Muilenburg a été écarté avec à la clef une enveloppe de 60 millions de dollars.
Récompense finale pour un désastre industriel.
Muilenberg fait figure de rentier de l’échec.
Les rentes de l’incompétence sont-elles légitimes au regard du principe méritocratique qui fonde l’éthique personnelle et collective de la société libérale ?
Selon les sites économiques US, des commentaires terribles ont couru parmi les salariés de Boeing dénonçant « les clowns » qui ont conçu le nouveau 737 Max et sur les « singes » qui ont effectué les tests de qualité sur le nouvel appareil.
Il existe donc une critique libérale des profits indus incompatibles avec les règles de la méritocratie. Cette critique libérale est tout à fait justifiée.
Dans un autre registre, Bill Gates critique l’organisation économique « unfair », injuste, des États-Unis. Il déplore la gigantesque accumulation des richesses au profit des richissimes.
Un chiffre le scandalise : les milliardaires de son rang, les Warren Buffet, Bezos, Zuckerberg et autres… possèdent au total 3 000 milliards. Malgré ses 109 milliards, qui lui permettent de déverser des sommes astronomiques dans sa fondation pour la vaccination des enfants d’Afrique, et plus de 10 milliards l’an à l’administration fiscale US, le fondateur de Microsoft parle comme Mélenchon.
Au niveau des entreprises, des individus, 3 000 milliards donnent le vertige. Mais au plan collectif de l’équilibre général où doit aussi se situer un observateur libéral ? II faut regarder la réalité des comptes de la nation.
1) le PIB Us s’élève à plus de 23 000 milliards ;
2) les dépenses de santé absorbent annuellement 15% du PIB, soit 3 500 / 4 000 milliards ;
3) les mégafortunes constituées au long d’une vie d’entrepreneur de dimension mondiale type Gates ne suffiraient pas à couvrir les coûts de santé d’une seule année.
C’est la dimension moderne du tragique économique et social. Si gigantesque soit-elle à l’échelle personnelle ou familiale, la richesse du petit nombre des ultraprivilégiés est insuffisante pour répondre aux désirs d’égalité et de solidarité.
En plaidant pour une fiscalité accrue sur les immenses patrimoines, Gates veut-il se payer une bonne conscience ? Prouver son attachement à l’esprit du temps qui, comme l’avait prévu Tocqueville dans ses « Souvenirs« , érige l’égalité « en religion commune » ?
Bill et Melinda Gates agissent depuis longtemps en cohérence avec leurs convictions. Ils incarnent l’éthique de responsabilité. Ils ont créé et font vivre la plus puissante des fondations privées. Mais quand Elisabeth Warren, possible concurrente de Trump à l’élection présidentielle, annonce un plan de 25 000 milliards pour un système de santé gratuite, les Gates ne sont pas loin de crier au fou.
L’homme aux 109 milliards n’échappe pas aux dilemmes égalitaristes de la redistribution ; ceux-là mêmes que soulignait, toujours lucide, Raymond Aron dans ses Mémoires :
« il est plus facile de condamner une situation injuste que définir ce que serait la justice de la société globale« .